AVONS-NOUS OUBLIÉ DE SENSIBILISER LES FEMMES AU FÉMINISME?
Anonyme
Je remarque que les dernières années de militantisme féministe ont permis une plus grande sensibilisation des hommes. Bien que ma perception ne s’alimente que d’anecdotes, il faut avouer que le discours féministe a réussi à capter un plus large auditoire masculin. Même si j’admets être entourée d’hommes éduqués qui ne sont nullement une représentation juste de la société actuelle, je suis plutôt optimiste et rassurée par l’effet de la sensibilisation des hommes de mon entourage. J’observe que le silence qu’ils adoptent dans certaines situations n’est pas dû à un désintéressement, mais qu’ils tentent plutôt de laisser l’entière place aux femmes pour s’exprimer sur certains sujets. Malgré cette réjouissante impression, il en est tout autrement pour les femmes qui m’entourent.
Le message d’unicité qui a été créé derrière « la femme » semble avoir engendré un discours de l’expérience féminine au singulier. Plusieurs femmes n’arrivent pas à saisir la multiplicité des expériences féminines. Bien que ces observations se dressent sur plusieurs expériences personnelles, celle qui démontre le mieux cette affirmation est sans doute les différentes réactions qu’engendra le résultat positif de mon test de grossesse à l’automne dernier. Jeune universitaire, je n’avais pas planifié ou désiré une grossesse à ce moment de ma vie. L’expérience fut bouleversante. Bien que je défende ardemment le droit à l’avortement, le choix ne me sembla pas être si facile. Quoique l’avortement représente un soulagement et une évidence pour certaines femmes, mon expérience fut empreinte d’une période de cogitation plus mouvementée. En plus du doute et du choc de la nouvelle, les hormones de la grossesse ont été particulièrement violentes dans mon cas. À environ deux mois de grossesse, mon corps avait déjà commencé à s’adapter au développement d’un autre être. Ces douleurs physiques affectèrent mon moral de manière à ébranler tous mes repères. Je ne m’étais jamais sentie si désorientée et bousculée. Le choix était important et je devais le prendre rapidement.
J’ai décidé de me confier à certain∙e∙s de mes ami∙e∙s pour me libérer de cette inquiétude qui grugeait presque toute mon énergie. Le contraste entre les réactions des hommes et celles des femmes a été étonnant. Pour la plupart des femmes, le choix que la vie m’imposait ne semblait pas être si crucial. En fait, ma situation leur semblait une pure banalité. Il n’y avait pas vraiment de discussion entourant le choix de la continuation ou de l’interruption de grossesse. L’intervention leur semblait être l’unique voie possible. Alors qu’elles n’avaient jamais vécu cette épreuve, mes amies croyaient comprendre parfaitement la situation.
Attention, je suis une défenderesse du droit à l’avortement, puisqu’il s’agit d’un droit fondamental qui permet une réelle prise de pouvoir des femmes sur leur corps et sur leur situation familiale. Toutefois, le droit à l’avortement est aussi un droit au choix. Il ne peut pas être perçu comme la solution évidente. Il ne doit pas servir à nier le senti particulier que l’on vit lors de la grossesse.
À l’inverse, mes amis de genre masculin optèrent pour une position d’écoute, ne désirant jamais s’insérer dans ma prise de décision. Ils comprenaient qu’il leur était impossible de comprendre ma situation et que la meilleure chose était de me soutenir dans ce mélange de craintes, de doutes et de confusion. La réaction du potentiel père de l’embryon logé en moi m’a également étonnée. J’avais le libre choix absolu. Il a réussi à m’offrir de l’appui dans mes incertitudes et du réconfort dans mes angoisses. Même s’il était nécessairement impliqué dans la situation, il avait saisi que le choix me revenait et que son rôle consistait à me faire me sentir bien. Finalement, je me sentais bercée par les hommes et bousculée par les femmes.
Je ne sais pas si la désensibilisation de mes amies à certaines réalités féminines démontre un échec ou une réussite du féminisme. D’un côté, je suis soulagée de voir que les femmes ont réellement réussi à détacher la maternité d’un absolu féminin. Je me réjouis de voir que l’avortement représente de moins en moins un enjeu, et davantage une réalité bien acceptée et intégrée dans le discours. Pourtant, je me questionne sur cette vision d’unicité des expériences féminines. Il pourrait être dangereux de croire que les femmes arrivent à comprendre les réalités féminines des autres femmes uniquement parce qu’elles sont du même genre, au même titre qu’une femme blanche ne peut réellement saisir les difficultés que subissent les femmes racisées. L’imposition d’une vision stricte des choix bénéfiques pour les femmes est en opposition avec les buts fondamentaux du féministe : l’indépendance et la liberté de choix de chaque femme.