JUDGES AS FORCES OF CHANGE : UNE PIONNIÈRE SUR L’ACCÈS À LA JUSTICE ET LE RÔLE DES DISSIDENCES DANS L’ÉVOLUTION DU DROIT CANADIEN – AVEC L’HONORABLE CLAIRE L’HEUREUX-DUBÉ
Interview conducted by Sarah Munsch with special thanks to Julie Beauchamp, Olivier Jarda, Talia Joundi and Tyler Meyer for their input on questions.
SM: Lors d’un entretien, en mai dernier, sur les ondes de Radio-Canada, vous avez parlé de votre accueil dans la profession juridique: vous disiez qu’en vous inscrivant à la faculté de droit de l’Université Laval, on vous a dit que le droit, c’était «pour les garçons». Ensuite, vous avez été reçue comme avocate en 1952, la première dans le district judiciaire de Québec et vous avez décrit cette expérience en disant être «malvenue». Vous utilisez le même terme pour décrire votre entrée à la Cour Supérieure. Comment avez-vous vécu le fait de travailler dans un milieu dominé, à cette époque à tout le moins, par les hommes? Est-ce que ce milieu a beaucoup évolué depuis?
CLHD: Le milieu a beaucoup changé depuis. Il faut se rappeler qu’au Québec, les femmes n’ont eu la possibilité de pratiquer le droit qu’à partir de 1941. Avant cela, les femmes qui étudiaient le droit devenaient secrétaires juridiques, faute de pouvoir être admises au barreau.
Quant à moi, j’ai toujours été très à l’aise dans la profession, ne m’étant jamais sentie inférieure. Mais il faut dire qu’il y avait toute une mentalité à changer, tant au barreau que devant la magistrature. Je savais que mes collègues masculins nous regardaient comme si notre présence relevait d’un phénomène dont on se moque un peu mais qui n’allait cependant pas jusqu’à susciter le respect. On le sentait, mais je n’en ai jamais réellement été affectée : c’était simplement la réalité. Même chose lorsque j’ai été nommée juge à la Cour Supérieure. Le juge en chef n’était pas particulièrement heureux de ma nomination parce que l’opinion générale considérait que les femmes n’étaient pas suffisamment compétentes, n’exerçant généralement que dans le domaine du droit familial, ce considéré comme relevant du service social à l’époque. Il nous a fallu établir tranquillement notre crédibilité. J’ai fait de mon mieux, travaillant trois fois plus que mes collègues pour les rassurer de ma compétence.
SM: Travailler 3 fois plus que les hommes – vous n’avez jamais eu de problème avec ça?
CLHD: Non, moi j’ai toujours travaillé très fort. On faisait ces efforts pour démontrer qu’on était aussi compétentes que nos collègues masculins. Les femmes sont studieuses par nature. Elles travaillent automatiquement trois fois plus que leurs confrères. Quand j’ai été nommée à la Cour Suprême, Bertha Wilson m’a confié que même rendue à ce point, nos succès passés n’étaient toujours pas garants de notre compétence, contrairement à nos collègues masculins. Mais comme je vous l’ai dit, je me suis toujours considérée égale à eux, jamais inférieure.
SM: Trouvez-vous que cette attitude sociale concernant les femmes évolue dans le bon sens?
CLDH: Oui, mais pas forcément à la vitesse que je le voudrais. Je le vois chez mes clercs qui ont maintenant 45-50 ans et qui ont des familles, des enfants. Ils partagent les tâches moitié-moitié. Dans certains milieux, à tout le moins, ça évolue. Mais ce n’est que lorsque la majorité des partenaires masculins auront atteint ce niveau d’égalité que les choses auront véritablement avancé. Il y a environ 60 ans que cette évolution vers l’égalité entre partenaires a débuté . Une société a besoin de temps pour se mouvoir. D’après moi, l’évolution d’une société vers l’acceptation des valeurs universelles d’égalité, entre autres, est l’affaire d’une centaine d’années.
«Travailler pour la justice, pas pour l’argent», telle était la devise à laquelle vous invitiez les étudiants en droit, lors d’un colloque organisé par McCarthy Tétrault LLP pour le réseau des étudiants Pro Bono au Canada en janvier 2013. Vous ajoutiez même que «le droit était devenu une business» – quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui souhaitent se diriger vers une carrière en justice sociale, mais qui ressentent une pression financière considérable pour rembourser leurs prêts étudiants, soutenir une famille et avoir une vie confortable?
À mon avis, il ne faut jamais perdre de vue son idéal en matière de justice. Rendre justice, c’est l’objectif primordial de la profession. Il ne faut jamais compromettre cet idéal quelles que soient nos conditions de travail. Le diplômé du barreau a plusieurs opportunités et il s’agit pour chacun de trouver la voie qui correspond le plus à son idéal de justice. C’est en ce sens que je dis aux étudiants: travaillez pour la justice et non pour l’argent, ce qui ne vous empêchera pas d’en faire, même si vos considérations professionnelles seront plus conformes à vos exigences morales.
La profession juridique ne doit pas être perçue comme une garantie d’émoluments pharamineux au détriment de l’accès universel à la justice. Tout justiciable est en droit d’avoir accès à la justice, quelle que soit sa capacité financière. Cette question se pose aujourd’hui plus que jamais puisque l’accès à la justice pour le citoyen semble de plus en plus compromis. D’ailleurs, c’est un sujet qui intéresse beaucoup la Cour suprême en ce moment. Le juge McLachlin[1] _ ainsi que le juge Cromwell[2] _ de même que le barreau canadien,[3] se penchent sérieusement sur la question.
J’entrevois facilement de jeunes praticiens ouvrir un bureau pour servir un public local à un tarif raisonnable et, ce faisant, bien gagner leur vie tout en respectant un idéal d’accès à la justice pour tous. Il nous faut revenir à notre idéal de justice.[4]
Il y aura toujours place dans la profession pour de grands spécialistes d’affaires ou autres dont l’expertise juridique est nécessaire et utile à la société. Leur générosité envers les plus démunis des justiciables ainsi que leur éthique sont reconnus et appréciés. Il y a, par ailleurs, des alternatives professionnelles à explorer, particulièrement chez les jeunes qui entrent dans la profession et dont les idéaux ne doivent pas frelatés pour de simples considérations financières.
Certains disent qu’il faut avoir un plan en tête, se motiver en disant qu’une position dans un cabinet est un tremplin pour poursuivre ses idéaux professionnels…
Il ne faut pas minimiser la pression financière que plusieurs avocats doivent assumer à l’aube de leur carrière. Beaucoup doivent trouver un travail suffisamment rémunérateur dès le départ pour faire face à leurs obligations financières. Plusieurs de mes anciens clercs ont fait face à cet impératif, mais après quelques années en grands cabinets, plusieurs ont été en mesure de faire des choix de carrière plus adaptés à leur idéal de justice.
L’accès du citoyen à la justice est essentiel et je compte beaucoup sur les jeunes pour y parvenir. Les jeunes d’aujourd’hui ont une expérience beaucoup plus grande que celle qu’on avait dans mon temps. Je travaillais pour un petit projet de recherche, je gagnais à peine 25$ par semaine. J’étais très contente de pouvoir gagner ma vie et au fur et à mesure, j’ai fini par faire ma carrière. Je comprends qu’il y a un grand fardeau financier maintenant, mais toute proportion gardée, je pense que c’est à peu près la même chose aujourd’hui.
SM: Y a-t-il un moment au cours de votre carrière dont vous êtes particulièrement fière?
CLDH: Il y en a plusieurs. Je suis très fière d’une de mes décisions à la Cour supérieure – la cause passionnante dite «des trois chaines» – où ma décision fut renversée à l’unanimité par la Cour d’ Appel et la Cour suprême. Les chalets bordant les rivières non-navigables ont tout de même été rendus à leur propriétaire grâce à une loi passée à la suite de cette affaire, bien que le gouvernement aurait eu la possibilité de les exproprier sans compensation. Si je n’avais pas rendu ma décision en première instance, je ne pense pas que cela se serait produit.
Une autre décision: R v Ewanchuk[5] m’a causé certains ennuis. Une étude a révélé à quel point les médias ont été biaisés dans cette affaire.[6] Ils ont attaqués ma vie personnelle et le Conseil canadien de la magistrature a finalement été saisi de l’affaire contre le juge McClung .[7]Ce fut une période plutôt difficile, mais je ne regrette rien parce que mon jugement a finalement démontré qu’un juge ne peut pas baser une décision judiciaire sur des stéréotypes et ce, particulièrement à l’égard des femmes.
Je suis aussi fière d’avoir soutenu les femmes victimes de viol dans l’affaire R v O’Connor,[8] où j’ai soutenu que la défense n’avait pas le droit d’obtenir les dossiers médicaux de la victime de viol. Le gouvernement a par la suite amendé le code criminel à cet égard. [9]
J’ai aussi pu exercer une certaine influence sur le droit des enfants dans R v Marquard,[10] où j’ai exprimé la dissidence au sujet des éléments requis pour qu’un enfant en bas âge puisse témoigner. La majorité avait mis la barre très haute. Mon opinion dissidente a fait l’objet d’un amendement au code criminel qui fut par la suite jugé constitutionnel par la cour suprême 17 ans plus tard. [11]
SM: Avez-vous déjà été découragée? Si non, d’où tenez-vous votre ténacité?
CLHD: Ça ne fait pas partie de mon tempérament. Quand il y a un obstacle, je cherche à le dépasser. Je ne suis pas prédisposée à la dépression. J’ai eu beaucoup d’épreuves dans ma vie, mais j’ai un instinct de survie. J’ai toujours pris avantage de ma profession qui exige énormément d’efforts, ce qui m’a sans doute permis de surmonter les épreuves difficiles de ma vie.
D’après moi, l’existence est composée de tiroirs que l’on peut ouvrir ou fermer à sa guise: fermer ceux qui font mal et ouvrir ceux qui font moins mal . J’ai été élevée comme ça. Mon père, militaire, était parti à la guerre lorsque j’avais 12 ans et on ne savait pas s’il reviendrait. Au même âge, ma mère a reçu un diagnostic de sclérose en plaques et a dû se déplacer en chaise roulante pendant 50 ans. Il fallait passer à travers les épreuves, peu importe les difficultés. On n’a pas le choix : on ne choisit pas ce que la vie nous réserve. C’est pour beaucoup une question d’éducation et possiblement d’attitude face à la vie qui se développe dès le plus jeune âge.
On s’imprègne des valeurs de notre enfance. Ma mère croyait à la justice – c’est de là que me vient ma passion d’ailleurs. Elle était brillante. C’était une musicienne extraordinaire et elle était des intérêts dans tout. Mes sœurs et moi avons été éduquées pour être sensibles à la nature, à la musique, à la beauté et à la justice.
SM: Comment voyez-vous votre rôle en tant que juge? Ce rôle a-t-il changé en fonction de la cour où vous étiez juge?
CLHD: Ce sont trois rôles différents. À la Cour supérieure, je devais faire du déblayage, particulièrement en ce qui concerne les faits à juger. À la Cour d’appel, il s’agissait alors de dire le droit, c’était plus intellectuel et cela demandait un examen plus attentif de la jurisprudence. La Cour suprême est la cour de dernière instance dont le travail est nécessairement le plus exigeant intellectuellement du fait que ses conclusions sont déterminantes pour le développement du droit. Les causes dont la Cour suprême est saisie sont en général d’une très grande importance pour le pays. Son impact est plus important et la nécessité de fournir une interprétation nouvelle des Chartes canadiennes et des instruments internationaux est plus fréquente.
Il n’y a pas lieu toutefois de minimiser le rôle des Cours supérieures et d’appel des provinces. La plupart de ces causes ne franchiront pas l’étape de la Cour suprême et, en ce sens, elles constituent la dernière instance d’analyse légale.
Selon une étude de mes opinions à la Cour d’appel du Québec (1979-87), j’y aurais rendu plus de mille décisions dont la teneur s’avère très différente de celles que j’ai rendues à la Cour Suprême, spécialement en ce qui concerne le nombre de dissidences.
Les juges devraient être choisis en fonction des exigences particulières de la Cour à laquelle ils sont nommés. Par exemple, les juges des Cours d’appel, de même que ceux de la Cour suprême, devraient avoir un talent pour l’écriture particulièrement développé, car les nuances dans l’écriture sont essentielles afin d’exprimer toute la subtilité du droit.
SM: Y a-t-il un rôle que vous avez préféré?
CLHD: Probablement mon rôle à la Cour suprême, notamment à cause de l’éventail des problèmes et des solutions qui puisent dans les conventions et la jurisprudence internationales. La Cour suprême peut renverser sa jurisprudence et elle l’a fait à maintes reprises. Il y a donc plus de possibilités de faire avancer ou de modifier le droit.
Par exemple, dans l’affaireSpraytech,[12] j’ai appliqué le principe de précaution qui vient du droit international et qui se retrouve dans la plupart des traités en matière de protection de l’environnement. Je n’aurais pas forcément eu cette possibilité à la Cour d’appel.
SM: Quelle fut la plus grande difficulté que vous ayez rencontrée comme juge?
CLHD: Des défis, j’en ai eu continuellement. Tout au long de ma carrière, j’ai été une pionnière. J’ai accepté le fait que j’avais un chemin à tracer et qu’une fois le chemin battu, d’autres l’emprunteraient.
Il y a aussi eu des défis intellectuels – il y a eu des causes bien plus difficiles que d’autres comme par exemple le Renvoi relatif à la sécession du Québec.[13] Dans les affaires Canada v Mossop[14] et Egan v Canada[15] j’ai enregistré ma dissidence à l’encontre de la majorité de la cour qui n’était pas prête à accepter que les homosexuels jouissent des mêmes droits que les autres citoyen. J’ai toujours été un peu d’avant-garde. On n’a pas toujours considéré mes dissidences comme étant «dans le ton». Pour certains, il ne fallait pas sortir du rang, mais quand je croyais avoir raison et que la majorité ne me semblait pas rencontrer ma vision de justice, je n’ai jamais hésité à faire part de mes réserves.
Il est très important d’avoir une diversité de points de vue car c’est la rencontre des idées qui fait avancer le droit. Les grandes dissidences ont souvent été écrites par des femmes, qui se démarquent a cet égard.
Dans votre article”The Dissenting Opinion: Voice of the Future?”,[16] vous dîtes que les 4 femmes à la Cour Suprême du Canada ont défendu, plus souvent que les hommes, des vues dissidentes. D’après vous, pourquoi les femmes ont-elles plus tendance à être dissidentes?
Je ne suis pas experte en sociologie, mais mon impression est qu’il y a quelque chose dans la voix des femmes qui est différente. Peut-être que la maternité, l’éducation des enfants, etc font que les femmes soient plus à même de vivre la réalité du quotidien des citoyens et d’en avoir une perception différente, plus juste. Par exemple, j’avais la perception, déjà dans les années 90, que la société était prête à accepter que les homosexuels aient les mêmes droits que les autres membres de la société, alors que mes collègues masculins n’avaient pas cette perception. Bien sûr, les femmes ne sont pas monolithiques mais ce modus operandi se retrouve partout dans le monde. Ruth Bader Ginsburg, par exemple, et ses deux nouvelles collègues a la Cour suprême des États-Unis sont plus souvent dissidentes que leurs collègues masculins, toutes causes confondues.
SM: S’il y avait plus de femmes juges, y aurait-il moins de dissidences et seraient-elles plutôt majoritaires d’après vous?
CLHD: Possiblement, mais pas forcément. Les femmes n’ont pas toutes la même voix. Il y a des femmes qui ont des voix masculines comme il y a des hommes qui ont des voix féminines. L’idéal serait l’égalité des voix dans une même cour de justice. Pour ma part, je ne vois pas le monde comme une lutte de pouvoir entre hommes et femmes. Je me définis comme quelqu’un qui a fait de l’égalité son objectif personnel tout comme professionnel. L’important est que toute personne, quelles que soient ses conditions personnelles, ait droit à la même mesure de respect, de considération et d’opportunités que tout autre membre de la société. Je suis féministe, oui, mais en visant de manière plus générale l’égalité pour tous.
SM: In the same article, you mention that dissents have gained greater significance since 1970 – dealing with women’s economic rights and rights of the accused in criminal law. Les dissidences sont-elles des points de départ pour une ouverture progressiste dans le droit?
CLHD: Dissents are usually the voice of the future. Justice Ginsburg has expressed the same view and her dissent in a recent decision[17][10] _ is the perfect proof since her dissent in that case has become the law. Dissents give something to hang onto and pursue to the judicial profession in order to further desirable changes in the jurisprudence. I believe that judges are forces of change. The stability of law, as important as it is, only has a short lifespan because society changes which should be reflected in the law. There shouldn’t be any significant discrepancy between society and the law. We don’t apply the law of 1800, we apply the law of 1800 in the context of 2013, 2014. Law must follow the evolution of society and must change to suit changes in society. I don’t believe in the doctrine of original intent as Justice Scalia does.[18] Stability of the law is important but progressive change in the law to take account of the social context of the time is also important. Judges make law through their interpretation of the law and its application to the facts of the case. In this sense, dissents that take into account the social context of the time are very healthy.
SM: Que pensez-vous du bilinguisme à la Cour suprême?
CLHD: Je suis convaincue que tous les juges de la Cour suprême devraient être bilingues. J’ai déjà dû siéger avec des juges qui ne pouvaient ni parler, ni lire, ni écrire le français. Pour moi c’est tout à fait inacceptable que certains juges ne puissent pas lire des mémoires écrits en français dans certaines causes. Je crois qu’on jugerait tout à fait inacceptable la situation inverse, soit que des juges francophones soient nommés à la Cour suprême s’ils ne pouvaient s’exprimer en anglais ni lire les mémoires écrits en anglais.
Certains disent que le Québec n’avait pas vraiment accès à la Cour suprême, faute de se faire entendre par une cour qui comprend et qui parle le français. [12] Cela a aussi été dit au sujet de l’absence de connaissance en droit civil par la majorité des juges de la Cour Suprême. Cette cour représente le plus haut niveau de la justice de ce pays où toutes les nuances de la langue sont importantes. Il me semble évident que le bilinguisme des juges du plus haut tribunal du pays s’impose.
De plus, les juges qui ne sont pas bilingues obligent les juges francophones à s’exprimer presque toujours en anglais en particulier lors du délibéré où il n y a pas d’interprètes. Parfois les juges francophones sont forcés d’écrire en anglais lorsque la traduction ne pourrait être disponible dans le délai requis.
En matière de bilinguisme, je vais beaucoup plus loin. Je dirais même que tous les professionnels au Canada devraient être bilingues et ne devraient pas être membres d’un corps professionnel à moins d’être bilingues. A cet égard, les universités ne jouent pas leur rôle en matière de bilinguisme. Je suis très drastique là-dessus, tant en ce qui concerne les francophones que les anglophones.
SM: Pensez-vous que les facultés de droit au Canada préparent bien leurs futurs juristes pour une carrière dans le milieu juridique? Quels changements apporteriez-vous au programme d’étude si vous le pouviez?
CLHD: Le bilinguisme devrait être une exigence, mais je ne connais pas assez les universités et les programmes d’étude pour me prononcer à ce sujet. À voir les programmes chargés et diversifiés de plusieurs facultés de droit, dont la faculté de droit de l’Université d’Ottawa que je connais un peu mieux, l’avenir est très prometteur en ce qui concerne la théorie juridique. L’est-il pour le praticien? C’est une toute autre question.
Le professeur Adam Dodek est d’avis que la profession change et que les facultés de droit devraient s’adapter à ces changements en modifiant leur offre de cours. Il y en a beaucoup qui passent par la faculté de droit, même s’ils ne se dirigent pas forcément vers la pratique du droit. L’école professionnelle du barreau doit jouer un rôle différent de celui des universités, mais comment combiner les deux, je ne sais pas.
La pratique du droit est en train de vivre des changements importants: notamment en raison des nombreuses fusions entre grands cabinets, combiné à une pratique juridique de plus en plus internationale. Ces changements s’adressent à un public autre que le simple citoyen. Il reste que ce citoyen doit avoir accès à la justice. Plusieurs suggestions sont mises de l’avant: augmentation du seuil d’admission aux petites créances, hausse du niveau des prestations d’aide juridique, éducation du public au moyen de programmes tels Éducaloi, assurance juridique, arbitrage et médiation des différends, etc. Des études plus approfondies sont actuellement en cours pour tenter d’assurer aux citoyens leur droit à la justice. Quant à moi l’accès à la justice pour tous est une priorité indiscutable et il est encourageant de constater qu’il est devenu une priorité pour le monde juridique dans son ensemble.
SM: Admirez-vous d’autres juges?
CLHD: Il y en a beaucoup. Ruth Ginsburg et moi sommes des amies de longue date mais grâce à mon engagement à travers le monde, j’ai eu l’occasion de rencontrer des personnes extraordinaires, de vrais modèles qui inspirent. Ceux qui me viennent à l’esprit sont:
– Aharon Barak, ancien juge en chef de la Cour suprême d’Israël qui vient de publier un livre sur la proportionnalité des droits[19] – où il est question de la hiérarchie des droits, un sujet qui n’a pas fait l’objet d’une sérieuse discussion au Canada. La hiérarchie entre les droits fondamentaux comme le droit à la vie, à l’égalité et les libertés civiles telles la liberté d’expression et de religion n’a pas encore été explorée. C’est mon intérêt en ce moment – ça m’empêche de vieillir trop vite… Je suis encore passionnée par toutes ces notions de justice à 86 ans.
– Suzanne Bayer, de la Cour Constitutionnelle d’Allemagne
– Kate O’Reagan, juge à la retraite de la Cour Constitutionnelle d’Afrique du Sud avec qui je siège au conseil d’administration d’une ONG à Londres.[20]
– Stephen Sedley, juge retraité de la Cour d’appel d’Angleterre.
– Françoise Tulkens, qui vient d’achever un terme de 9 ans à la Cour européenne des droits de l’homme.
– Christine Chanet, juge retraitée de la Cour de cassation de France, membre du Comité des droits de l’homme à l’ONU.
SM: Que pensez-vous de la Charte des valeurs québécoises? Comment faire pour améliorer sa neutralité et réduire son impact sur les minorités religieuses concernées?
CLHD: Mon intérêt à cet égard consiste à partager le désir légitime du Québec de se définir comme un état laïc. C’est à l’aune de cette laïcité qu’il faudra mesurer les accommodements de nature religieuse. La jurisprudence de la Cour suprême a beaucoup évolué depuis l’affaire du kirpan et des sukkas.[21]Comme l’a souligné la commission Bouchard-Taylor,[22] je pense qu’il est important que le Québec se dote d’une charte de la laïcité pour faire face aux défis que posent les questions d’accommodements religieux.
Une fois le principe adopté, la question devient plutôt : est-ce qu’un accommodement est acceptable dans telle ou telle circonstance, au sein d’un État laïc?
L’article de cette charte de la laïcité concernant le port de signes religieux ostentatoires par les employés de l’état est à peu près le seul qui ne fasse pas consensus tant parmi les membres de l’Assemblée Nationale que dans la population. La question qui se pose est de savoir si les signes religieux doivent être protégés par la liberté de religion garantie par les Chartes canadienne et québécoise. Plusieurs avis divergents ont été émis à cet égard. Je souscris, pour ma part, à l’avis que ces signes ne font pas partie des libertés protégées dans un état laïc. Toutefois, en l’absence de consensus sur cette question, il reste qu’il demeure important pour le Québec d’affirmer ses valeurs de société laïque.
SM: À votre avis, quel est le meilleur moyen de faire avancer le droit des femmes dans la société canadienne?
CLHD: Il y a plusieurs moyens qui opèrent à divers niveaux. Je pense entre autres à la revendication des droits devant des organismes spécialisés dans divers domaines, tels l’emploi, les syndicats, les commissions des droits de la personne et éventuellement les tribunaux, dont les décisions sont susceptibles de faire avancer leurs droits. Mais toutes les situations d’inégalité ou de violence sexuelle et autres que vivent nombre de femmes ne se retrouveront pas forcément devant ces organismes. Je crois beaucoup à l’éducation en matière d’égalité dès la petite enfance, où il faut apprendre à parler le langage de l’égalité.
Une législation bien ciblée sur des problèmes de violence contre les femmes est susceptible de faire avancer le droit des femmes. Un organisme comme le conseil du statut de la femme,[23] dédié à différentes formes de problèmes tels leGroupe d’aide et d’information sur le harcèlement sexuel au travail,[24] sont aussi de nature à créer un environnement plus sain pour les femmes dans le monde de l’emploi. Cependant, c’est une action concertée de plusieurs agents de changement qui sauront répondre aux attentes des femmes sur tous les plans. Ce sont, en définitive, les femmes elles-mêmes qui doivent être actives dans cette démarche pour réclamer leurs droits, publiciser les atteintes à leurs droits et ne pas hésiter à se mobiliser pour réclamer des législations qui leur apparaissent nécessaires pour endiguer toute atteinte à leur dignité et à leurs droits. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour arriver à une véritable égalité, malgré tout le chemin déjà parcouru.
Notes.
[1]Beverley McLachlin, “A Busy Court, Access to Justice and Public Confidence” (Address delivered at the Canadian Legal Conference, Halifax, 13 August 2011), online: iPolitics <http://www.ipolitics.ca/2011/08/16/beverley-mclachlin-address-to-the-council-of-the-canadian-bar-association/>
[2]Thomas A. Cromwell, “Access to Justice: Towards a Collaborative and Strategic Approach” (Viscount Bennett Memorial Lecture, delivered at the Faculty of Law, University of New Brunswick, 27 October 2011) online: The Free Library <http://www.thefreelibrary.com/Access+to+justice%3A+towards+a+collaborative+and+strategic+approach.-a0302776655>
[3]Kelly McParland, “Bar Association debates…and debates…solutions to ‘abysmal’ access”, The National Post (21 August 2013) online: National Post<http://fullcomment.nationalpost.com/2013/08/21/kelly-mcparland-bar-association-debates-and-debates-solution-to-abysmal-access/>
[4]Je vous réfère ici à un article de mon ancien clerc, Adam Dodek, qui s’inscrit dans cette optique: Adam Dodek, “The Ethics of Articling”, Slaw (9 December 2013) online: Slaw <http://www.slaw.ca/2013/12/09/the-ethics-of-articling/>
[5] R v Ewanchuk, [1999] 1 SCR 30, 169 DLR (4th) 193.
[6]Shannon Mae Sampert, Bitch on the Bench: Canada’s national newspapers and feminist ideology in the ‘no means no’ case (MA Thesis, University of Calgary, 2000) [unpublished] online: <http://dspace.ucalgary.ca/bitstream/1880/39410/1/49585Sampert.pdf>
[7]Jill Mahoney, “Judge apologizes but won’t quit: McClung admits his attack on Supreme Court justice was an ‘overwhelming error’”, The Globe and Mail (2 March 1999) online: Fact <http://www.fact.on.ca/newpaper/gm990302.htm>
[8]R v O’Connor, [1995] 4 SCR 411, 130 DLR (4th) 235.
[9]Criminal Code, RSC 1985, c C-46. ss 278.1-278.9
[10] R v Marquard, [1993] 4 SCR 223, 108 DLR (4th) 47.
[11]R v J.Z.S.,2010 SCC 1, [2010] 1 SCR 3.
[12]114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) v Hudson (Town), 2001 SCC 40, [2001] 2 SCR 241.
[13] Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, 161 DLR (4th) 385.
[14] Canada (Attorney General) v Mossop, [1993] 1 SCR 554, 100 DLR (4th) 658.
[15]Egan v Canada [1995] 2 SCR 513, 124 DLR (4th) 609.
[16] Claire L’Heureux-Dubé, “The Dissenting Opinion: Voice of the Future?” (2000) 38.3 Osgoode Hall LJ 495.
[17]Ledbetter v Goodyear Tyre & Rubber Co., 550 U.S. 618 (2007).
[18]“Scalia Defends Originalism as Best Methodology for Judging Law” (10 April 2010) online: University of Virginia School of Law, <http://www.law.virginia.edu/html/news/2010_spr/scalia.htm>
[19] Aharon Barak, Proportionality: Constitutional Rights and their Limitations (Cambridge: Cambridge University Press 2012).
[20]The Equal Rights Trust, <http://www.equalrightstrust.org>
[21]Multani v Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 SCC 6, [2006] 1 SCR 256; Syndicat Northcrest c Amselem, 2004 SCC 47, [2004] 2 SCR 551.
[22] Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles,Fonder l’avenir: Le Temps de la conciliation (Gouvernement du Québec) (Gérard Bouchard et Charles Taylor) at 167.
[23]Conseil du statut de la femme, Gouvernement du Québec, <http://www.csf.gouv.qc.ca>
[24]Groupe d’aide et d’information sur le harcèlement au travail de la province du Québec, <http://www.gaihst.qc.ca/Profil.htm>