LE POIDS DES MOTS

Écrit par Suzanne Zaccour.

Une énigme

Un père et son fils sont en voiture et ont un accident. Le père meurt et le fils, gravement blessé, est aussitôt conduit aux urgences. En le voyant arriver, le médecin de garde s’écrit : je ne peux pas l’opérer : c’est mon fils! Comment est-ce possible?

Un dessin

Prenez une feuille de papier et un crayon, et faites le croquis des personnages suivants : un juge, un avocat, un législateur, un juriste.

Des mots

L’énigme se pose de diverses manières, notamment en substituant «le médecin» par «le chirurgien, ce qui rend l’énigme plus difficile. Plusieurs y répondent en s’éloignantdu modèle familial dominant, supposant un père biologique et un père adoptif, ou encore un couple homosexuel. Rares sont ceux et celles qui supposent immédiatement que le médecin est une femme, ou que le chirurgien est une chirurgienne. Pareillement, rares seront ceux et celles qui auront dessiné une juge, une avocate, une législatrice, une juriste. Cela démontre que le caractère soi-disant inclusif du genre masculin dans la langue est un mythe. De nombreuses femmes se souviennent de ce moment tragique où, en préparatoire (je préfère éviter le terme maternelle), l’enseignant-e leur annonce que« le masculin l’emporte ». Je me souviens de l’ébahissement de ma classe non mixte qui, sans être initiée au féminisme, décernait déjà l’injustice.

Qu’en est-il dans le milieu juridique? Les juristes écrivent-ils de façon inclusive? Savent-ils et savent-elles écrire « les avocat-e-s »? Ma première intuition était que non. Le premier courriel reçu de McGill s’adressait aux « chers étudiants », toute ma classe a sursauté lorsque j’ai dit ‘l’autrice’ dans un exposé, et les premiers jugements que j’ai lus m’ont fait trembler. Bien que n’ayant lu qu’une fraction des textes choisis par mes professeur-e-s, j’ai découvert un nombre effarant d’exemples de sexisme dans les écrits juridiques. Ainsi, j’écris pour vous sensibiliser à l’invisibilité des femmes dans les écrits juridiques, et au sexisme ordinaire véhiculé par nos juges.

Suivez-moi à travers ces mots qui sont parmi les premiers que les avocat-e-s lisent dans le cadre de leur formation. Des mots qui sont choisis par des juges, des auteur-e-s de doctrine, nos professeurs. Ces mots qui sont ceux que nous retiendrons, que nous utiliserons à notre tour.

« Le langage est un champ d’action (Christine Planté) où l’e aime être muet quand il conclut des formes féminines. […] Une langue n’est évidemment ni fixe ni immédiate et, surtout, elle n’est jamais neutre. »(Grandes voix du féminisme, p.20)

Ainsi, préférez « droits humains » à « droits de l’homme », « personne raisonnable » à « homme raisonnable » ou « bon père de famille ». Écrivez « les avocats et les avocates », et préférez « intention législative » à « intention du législateur ». En attendant, offusquez-vous.

Morceaux choisis

(Hu)man ou la femme invisible

« [W]hen a judge approaches a particular case before him, he tends to have an instinctive feel for the result in that case.  This is not mere hunch; it is the fruit of an amalgam – an amalgam of his knowledge of legal principle, his experience as a lawyer, his understanding of the subtle restraints which all judges should work, his developed sense of justice and his innate sense of humanity, and his common sense » (Lord Goff)

« L’homme qui subit un dommage s’en prend à la cause immédiate de son malheur » (Josserand) [Que fait la femme? Elle l’endure?]

« Governments are instituted among men for certain ends » (Zinn)

« les romanistes [français] plaquent un sous-classement romain fondé sur un critère intrinsèque aux choses et étranger à l’homme: la fixité » (Patault)

« toutes les choses qui, pouvant procurer à l’homme une certaine utilité, sont susceptibles d’appropriation privée » (Caron et Lécuyer) [Je me demande comment on va bien pouvoir s’approprier nos produits d’hygiène féminine!]

« Si tous les hommes sauf un étaient du même avis et qu’une seule personne fût d’avis contraire, il ne serait pas justifié que l’ensemble des hommes bâillonnent ce seul individu, pas plus qu’il ne serait justifié que ce dernier, s’il en avait le pouvoir, bâillonne tous les autres hommes » [Les femmes n’existent pas… Ou alors n’ont pas d’avis!]

« Le patrimoine est un sac que chaque homme porte, sa vie durant, sur son épaule dans lequel viennent s’enfourner pêle-mêle, tous ses droits, ses créances et ses dettes. » (Vialleton)

« Le législateur a également adopté cette conception de la bonne foi » (Lefebvre)

« si la prévoyance des législateurs est limitée, la nature est infinie ; elle s’applique à tout ce qui peut intéresser les hommes » (Portalis)

« En effet, la loi statue sur tous : elle considère les hommes en masse, jamais comme particuliers » (Portalis) [Heureuse d’être une hors-la-loi]

« Si rationnel soit-il, le droit paraît donc être avant tout relationnel, l’homme étant considéré comme trop grégaire » (Kasirer)

« The common law has its foundation in those general and immutable principles of justice which should regulate the intercourse of men with men, wherever they may reside » [Uniacke v. Dickson]

« homme raisonnable »

[Occurrences sur Canlii : 1651]

[Occurrences sur Canlii : 28]

Sexisme ordinaire et extraordinaire

« The full range of powers which comprise the inherent jurisdiction of a superior court are, together, its “essential character” or “immanent attribute”. To remove any part of this core emasculates the court, making it something other than a superior court. » (CSC MacMillan Bloedel Ltd. v. Simpson) [Protégeons la virilité de la Cour!]

« “Everywhere,” Holmes writes, “the basis of principle is tradition, the blind belief that it is right simply to do as our fathers have done.” » (Kronnman)

« Bon père de famille » [Occurrences sur Canlii : Législation : 4; Décisions : 1536]

« the birth of a healthy baby is not a harm but a blessing. It is a “priceless joy” and “a cause for celebration” » (McFarlane and another v. Tayside Health Board)

« L’appelant conteste la validité des par. 251(4), (5) et (6) du Code criminel relatives à l’avortement pour le motif qu’ils enfreignent les droits à la vie, à la sécurité et à l’égalité garantis au fœtus » (Borowski c. Canada)

« The Cheyennes have a phrase for the single man who marries a one-time married woman – “putting on the old mocassin.” » (Hoebel) [Voilà qui est flatteur]

« Since he and his wife were incompatible, he was willing to release her » (Hoebel)

« Mrs Miller is a very sensitive lady who has worked herself up into such a state […] If she feels like that about it […] Mrs Miller, whether justifiably or not, seems to have become almost neurotic about this trouble […] it seems that she may have been unduly sensitive »(Miller v. Jackson) [Encore une hystérique qui n’accepte pas d’être assommée par des balles de cricket!]

« Il y a des motifs valables de mettre en doute la crédibilité des deux témoins. La plaignante avait seize ans, elle était en chômage et avait abandonné l’école et, après être partie de chez ses parents, elle avait été mise à la porte de chez plusieurs amis. La défense a souligné qu’elle n’a pas porté plainte aussitôt après les incidents bien qu’elle ait eu plusieurs occasions de le faire et qu’elle est même retournée chez l’accusé après les deux randonnées. Elle a soutenu qu’elle était retournée chez lui parce qu’elle y avait laissé sa bourse. De plus, la défense a soutenu que les allégations [de viol] étaient faites par vengeance parce que l’accusé avait chassé la plaignante de chez lui, parce que sa femme et lui étaient dans une situation financière très serrée et qu’ils ne pouvaient loger personne d’autre » (R. c. W.(D.)) [Note à moi-même : ne pas lâcher l’école, ne pas être au chômage]

« Bien que la relation soit houleuse et marquée de nombreux conflits, elle demeure ponctuée de bons moments et les qualités de père de l’intimé sont reconnues. » [En voilà une bonne nouvelle!] « Croyant qu’il va mourir, ne voulant pas que ses enfants souffrent de son départ et voulant leur éviter le choc de la découverte de son cadavre, il décide de les amener avec lui et commet les actes qui lui sont reprochés » [C’est ce que j’appelle un euphémisme…] (R. c. Turcotte)

« […] what the respondent did was the unpremeditated, impulsive act of a boy not yet on age to have an adult’s realization of the danger of edged tools or an adult’s wariness in the handling of them. It is, I think, a matter for judicial notice that the ordinary boy of twelve suffers from a feeling that a piece of wood and a sharp instrument have a special affinity. To expect a boy of that age to consider before throwing the spike whether the timber was hard or soft, to weigh the chances of being able to make the spike stick in the post, and to foresee that it might glance off and hit the girl, would be, I think, to expect a degree of sense and circumspection which nature ordinarily withholds till life has become less rosy. […] One such risk is that boys of twelve may behave as boys of twelve; and that, sometimes, is a risk indeed » (McHale c. Watson) [Boys will be boys]

« While the United States Coast Guard vessel Tamaroa was being overhauled in a floating drydock located in Brooklyn’s Gowanus Canal, a seaman returning from shore leave late at night, in the condition for which seamen are famed, turned some wheels on the drydock wall » (Ira S. Bushey v. United States) [Seamen will be seamen]

« Although the trial judge found the complainant credible, he did not take “no” to mean she did not consent. Rather, he concluded that she implicitly consented and the Crown failed to prove lack of consent. This conclusion was a fundamental error derived from mythical assumptions that when a woman says “no,” she is really saying “yes,” “try again,” or “persuade me.” It denies women’s sexual autonomy and implies that women are in a state of constant consent to sexual activity » (R. c. Ewanchuk)

« On appeal, McClung J.A. compounded that error by relying on myths and stereotypes about sexual assault. His comments reinforced the myth that a complainant who is not of “good” moral character is less worthy of belief, invited the sexual assault, or signaled probable consent because of her sexual experience. By using inappropriate language such as “romantic [!!!]” to describe the assault, he minimized the importance of the accused’s conduct and the reality of sexual aggression against women » (R. c. Ewanchuk)

« On appeal, the idea also surfaced that if a woman is not modestly dressed, she is deemed to consent. » « En signalant que la plaignante “n’était pas vêtue d’un bonnet et d’une crinoline”, [le juge] a jugé que les avances faites par l’accusé “étaient beaucoup moins de nature criminelle qu’hormonale” » (R. c. Ewanchuk) [Les mots me manquent]

Féminiser?

« Dans son analyse de cette question, le professeur Swinton souligne que certains articles de la Charte pourraient appuyer la thèse de son applicabilité aux litiges privés, mais elle prend bien soin de préciser qu’une vue d’ensemble de la Charte exclut, à son avis, son application aux actions privées » (MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson) [Féminiser un nom de métier typiquement féminin? Pourquoi faire?!]

« Un ajout important au critère établi dans le Renvoi sur la location résidentielle a été formulé dans l’arrêt Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans, [1989] 1 R.C.S. 238, où le juge Wilson a dit qu’il fallait qualifier le pouvoir transféré avant de passer au premier volet ou volet historique du critère. Puisqu’elle était d’avis que […] » (MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson)

Le juge Wilson : 1287 occurrences sur Canlii

La juge Wilson : 670 occurrences sur Canlii

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