RÉFLEXIONS SUR LA PRISE DE PAROLE FÉMININE DANS NOS SALLES DE CLASSE

Par Lana Racković 

Été 2014. Première journée d’un séminaire d’été d’études supérieures portant sur un sujet qui me passionne, l’Union européenne. Le professeur demande à tou.te.s les étudiant.e.s de se présenter et d’expliquer les raisons de leur intérêt pour l’étrange créature qu’est l’Union européenne. Le tour de table arrive de mon côté et mon ami, assis à côté de moi, explique son intérêt de recherche envers l’Union européenne en mentionnant qu’il a déjà suivi plusieurs cours et que son projet de thèse porte sur cette dernière. Vient alors mon tour. Je commence ma présentation, sur un ton de plaisanterie, en annonçant à tous que je n’ai pas autant de connaissances sur l’Union européenne que mon collège masculin d’à côté. Le professeur m’interrompt alors pour me dire qu’il s’agit d’un trait typiquement féminin de minimiser ses compétences et son intellect, et qu’il était fatigué d’entendre cela de ses étudiantes. J’ai pris un ton un peu défensif pour lui répondre que dans ce cas bien précis, mon collègue avait réellement de meilleures connaissances que moi.

Pourtant, rétrospectivement, cette affirmation m’a frappée. Pourquoi ne croyais-je pas en mes capacités et pourquoi, surtout, n’avais-je pas cette facilité qu’ont certains de mes collègues masculins à prendre la parole et à exposer mon point de vue? S’agit-il d’humilité? De manque de confiance en soi? De doute envers mes capacités intellectuelles? Suis-je simplement moins intelligente que certains de mes collègues? Toutes ces réponses sont probables, mais restent insatisfaisantes. Alors que j’observe mes collègues féminines en droit évoluer dans un environnement majoritairement féminin[1], je m’interroge sur les raisons qui empêchent ou qui étouffent la prise de parole féminine, dans notre quotidien, en classe ou même dans la sphère professionnelle ou publique.

Sans vouloir minimiser le travail des femmes qui évoluent actuellement dans les domaines universitaire, juridique ou même public, il me semble évident, quoi qu’en disent les mauvaises langues, que la prise de parole des femmes reste minime dans plusieurs domaines. Au-delà de la représentativité quantitative des femmes, il faut également se questionner sur l’expression de leurs points de vue et de leurs perspectives. 

Ce sujet revient sous différentes formes chaque année à la Faculté de droit. Plusieurs de mes camarades de classe soulèvent cette problématique, et nous nous questionnons souvent toutes ensemble sur les raisons qui expliquent cet inconfort ou cette réticence à s’exprimer en public. Pourtant, cette tendance ne devrait-elle pas s’atténuer, voire disparaître avec une population féminine prédominante dans notre Faculté ? En sondant quelques-unes de mes collègues de manière informelle grâce à un sondage en ligne[2], la grande majorité, comme moi, remarque que les femmes s’expriment moins dans un contexte public, notamment en classe. Une forte majorité exprime également qu’elles ont expérimenté une réticence à s’exprimer dans des circonstances publiques. Comme une interlocutrice l’a suggéré, « je crois que parfois les femmes se retiennent devant… les hommes, et ce même de manière inconsciente… Pourquoi? Grande question que la société doit se poser! »

Cependant, lorsque j’ai posé cette même question, comme moi, plusieurs m’ont fait part de leur ignorance. J’ai pourtant tenté de lister quelques raisons qui me semblaient les plus communes : manque de confiance en ses capacités intellectuelles, ou envers ses aptitudes d’expression orale, inconfort à cause d’un manque d’espace sécuritaire, humilité ou même la place trop grande occupée par d’autres interlocuteurs dans les espaces publics.

Toutes ces réponses ont été sélectionnées comme pouvant expliquer en partie la réticence des femmes à s’exprimer. Certaines étaient plus populaires que d’autres. Une majorité de participantes ont indiqué que certaines personnes prenaient trop d’espace et monopolisaient le temps de parole dans leurs cours. Une de mes collègues a explicitement nommé la peur d’être jugée ou perçue négativement comme un obstacle. Une autre collègue a même indiqué que, dans un contexte universitaire, elle trouvait la prise de parole « empreint[e] de vanité » qui servait souvent à impressionner le ou la professeur.e plutôt que de favoriser l’établissement d’une discussion sur un sujet donné. Une participante a indiqué qu’elle ne se sentait pas encouragée à intervenir en classe, « unless the professor specifically says she/he wants to hear our opinions. I don't feel entitled to the space and time of my classmates, maybe I should ? »

À la question de savoir si elle constatait un écart entre la prise de parole des femmes et des hommes dans un contexte public, une participante indique :

Je n'ai jamais vraiment remarqué, mais j'ai souvent l'impression que les femmes ont moins le besoin d'extérioriser leurs opinions. Parallèlement, les hommes semblent penser que leurs opinions valent la peine d'être écoutées. Donc, j'ai l'impression que c'est plus une construction sociale où les filles sont dès le plus jeune âge poussées à prendre moins la parole puisque leurs voix sont moins importantes.

La socialisation des femmes dans nos sociétés peut-elle à elle seule ou en partie expliquer le constat que les femmes sont moins entendues dans nos espaces publics ? Elle y joue probablement un rôle. Pourtant des structures plus larges peuvent également être mises en cause. Une collègue indique de la Faculté de droit de McGill qu’elle est « very pro-liberal in a bad way, which tends to shun people who are concerned with structural concerns. » D’autres mentionnent que des difficultés individuelles et des anxiétés personnelles les empêchent de prendre la parole. Une collègue a partagé ce témoignage, décrivant son expérience en classe :

Durant les cours, je ressens un inconfort certain à prendre la parole - ma main tremble et mon cœur bat plus vite. Et pourtant, ce n'est pas une question d'incertitude face à ma réponse. Intérieurement, je ne cesse de me répéter que ma réponse a du sens, ou que mon intervention serait pertinente. Mais j'hésite, j'y repense, « j'overthink ». Et si j'avais tort ? Et si je me trompais ? Pourtant, je sais parfaitement que je ne devrais pas avoir peur de me tromper. Serait-ce le manque d'assurance face à la langue à employer ? Afin d'essayer de trouver une explication à mon inconfort et à mon manque de confiance en moi, j'essaie de me comparer aux autres interlocuteurs. Et la réponse, et la conclusion que j’en tire m’effraient chaque jour un peu plus : mes interventions, en toute modestie, ne seraient pas moins pertinentes que celles des autres ; mais ce qui m’effraie c’est cette petite voix à l’arrière de ma tête qui entame à chaque fois le même refrain : « Eux, c’est différent. Eux, c’est mieux. Toi, tu risques de te planter. » 

Après une brève recherche dans la littérature scientifique s’intéressant au phénomène, je constate que plusieurs hypothèses sont avancées, dès les années 90, pour expliquer le « silence » des femmes en classe et dans les contextes publics. Cependant, une grande partie de la littérature s’intéresse surtout à prouver de façon empirique ce « gender gap » et aucune explication ne me semble faire l’unanimité.

Certains me reprocheront peut-être de me concentrer inutilement sur les raisons qui motivent ce silence au lieu de promouvoir des solutions concrètes. En effet, plusieurs universités, dont Columbia et Stanford, proposent des guides pour comprendre les dynamiques de participation dans les classes, et listent des suggestions concrètes afin de promouvoir une pédagogie plus féministe.[3]

Dans tous les cas, les témoignages de mes collègues réitèrent que cette question demeure sous-étudiée et sous-analysée et que nous gagnerions toutes et tous à y réfléchir afin de favoriser une participation plus accrue des femmes non seulement dans nos classes, mais également dans nos sociétés. Sans offrir de réponses à mes questionnements initiaux, j’espère que cette contribution suscitera une réflexion chez les femmes de notre Faculté, mais également plus largement chez tous les acteurs qui prennent part à notre vie facultaire. Après tout, donner une plus grande place aux femmes et à la diversité plus largement est un objectif qui devrait tous et toutes nous animer.

 


[1] Les statistiques de l’Université indiquent que plus de 55,8% des étudiants et étudiantes admis à l’automne 2016 étaient des femmes. Une proportion similaire de présence féminine est enregistrée pour l’automne 2015 et 2014 (respectivement 54,9% et 51,8%). Voir McGill University, « Enrolment Report », (10 janvier 2017), en ligne : <https://www.mcgill.ca/es/files/es/fall_2016_-_total_ft_and_pt_enrolments_by_faculty_by_degree_and_by_gender.pdf>

[2] J’aimerais remercier toutes celles qui ont répondu à mes questions. Vos réponses ont inspiré ma réflexion et m’ont également fait comprendre que je n’étais pas la seule à me questionner sur cette problématique. Merci de vos témoignages pertinents et intéressants. Je tiens à remercier Greer Nicholson ainsi que toutes les autres qui ont préféré garder l’anonymat.

[3] Colombia University, « Gender Issues in the College Classroom » (20 janvier 2017), en ligne: <http://www.columbia.edu/cu/tat/pdfs/gender.pdf>

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